Aussi surprenant que cela puisse paraitre, aucune instance ou organe international représentatif n’existe actuellement pour régler spécifiquement les questions relatives aux règlements des dettes souveraines, tant intérieures qu’extérieures. A ce jour, bien qu’ils n’en ont ni spécifiquement le mandat et/ou la légitimité pour le faire, la délicate question de la restructuration des dettes souveraines est confiée à des espaces ô combien discutables représentés par le G7, le G20, le couple Fonds monétaire international/Banque mondiale, et les Clubs informels dit de Paris et de Londres. Lorsqu’un un État rencontre des difficultés à procéder au remboursement de sa dette, bien souvent, il s’adresse à un ou plusieurs de ces acteurs pour y remédier.
Dans la première partie, nous avons défini une brève histoire des tentatives de création de mécanisme de restructuration des dettes souveraines. Nous nous sommes par ailleurs penchés sur les principaux acteurs au centre des restructurations. Dans le second volet, nous nous sommes intéressés au profil d’endettement actuel des pays du Sud et sur la gestion calamiteuse des effets économiques du Covid-19 par les Institutions (financières) internationales. Dans cette avant-dernière partie, nous allons aborder les grands principes et surtout les principales limites [1] d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines.
Tribunal international, Cour international, Tribunal ad-hoc, SDRM du FMI, etc. les propositions en faveur d’une structure représentative et démocratique de restructuration des dettes souveraines sont aussi nombreuses que variées. Pour définir ces grands principes, nous nous baserons sur ceux énoncés par le réseau Eurodad en 2019 dans un rapport intitulé « We can work it out – 10 civil society principles for sovereign debt resolution » [2]. Très complet, ce rapport constitue une bonne synthèse des débats. Il se repose par ailleurs sur les revendications des pays du Sud réunis au sein du G77, sur les propositions de l’ONU et a été réalisé en collaboration avec de nombreuses organisations de la société civile du Nord et du Sud.
Ce rapport énonce dix grands principes :
On peut raisonnablement douter de la réelle volonté des gouvernements des pays créanciers de rompre avec les cadres existant de traitement de la dette
Principale limite, un tel mécanisme peut-il voir le jour ?
On peut raisonnablement douter de la réelle volonté des gouvernements des pays créanciers de rompre avec les cadres existant de traitement de la dette. Si les créanciers ont délaissé dans les faits la « politique de la canonnière » et des négociations exclusivement bilatérales au milieu du XXe siècle, c’est pour mieux se réunir au sein de Clubs informels dans lesquels le rapport de force est nettement à leur avantage. Ils dominent par ailleurs le processus relatif à la gestion de la dette extérieure publique au sein du FMI et de la Banque mondiale, espaces dans lesquels ils possède[ro]nt toujours la majorité des droits de vote. Sans oublier l’appui infaillible du G7 et du G20. Ni les États, ni les institutions financières internationales (IFI), ni les milieux financiers ne sont prêts à se mettre d’accord sur un tel mécanisme international. Rien ne garantit non plus l’adhésion des dirigeants de pays débiteurs, tant certains profitent des mécanismes actuels.
Seconde limite, la temporalité
La création de ce mécanisme nécessite au préalable la ratification d’un Traité international. Cela implique une procédure laborieuse de trois phases : la négociation, la signature et la ratification dudit Traité. A titre d’exemple, le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) signé en 1966 n’est entré en vigueur qu’en 1976 ou encore le Traité sur la succession des États, signé en 1978 pour une entrée en vigueur qu’en 1996 [3]. Par ailleurs, il est toujours possible pour un État de refuser au dernier moment de ratifier le Traité, de ne pas l’appliquer sans subir de véritable sanction, ou encore de s’en retirer a posteriori. Il est pourtant primordial d’agir immédiatement. Et ni la crise de la dette du Tiers monde, ni la crise financière de 2007-2008, ni la crise multidimensionnelle liée au Covid-19 n’ont fait infléchir les grands créanciers sur ce point, au contraire. Si, malgré tout, un tel mécanisme devait voir le jour, une autre limite pourrait concerner la rapidité des prises de décision, déjà beaucoup trop longue dans les arènes actuelles de restructuration. Les réticences de tous les créanciers à accorder un tel rôle à l’ONU renforcent cette crainte d’un allongement des procédures.
Même sous l’égide de l’ONU, un tel mécanisme n’est pas un gage d’indépendance et d’impartialité
Troisième limite, l’impartialité
Même sous l’égide de l’ONU, un tel mécanisme n’est pas un gage d’indépendance et d’impartialité. L’ONU reste perméable aux rapports de force entre États. Certes, il y a le principe d’égalité dans certaines instances (ex : l’Assemblée générale) mais il existe des pressions, des achats de vote, etc. De plus, l’ONU est composée d’institutions non démocratiques (FMI, Banque mondiale, Conseil de sécurité). Si l’Assemblée générale des Nations unies reste à ce jour le meilleur cadre international décisionnel, l’ONU ne doit pas pour autant être idéalisée.
Quatrième limite, le cadre réglementaire
Si suffisamment de ratifications étaient obtenues pour créer ce mécanisme, les positions progressistes des campagnes dette ne seraient pas nécessairement reprises dans l’accord final. Les règles inscrites dans ce Traité doivent impérativement être acceptées au préalable par les débiteurs et les créanciers. Produit d’un rapport de force politique entre créanciers et débiteurs, quels seraient les critères retenus pour restructurer la dette ? Malgré les nombreuses recommandations de l’ONU en matière de respect des droits humains, seul la « soutenabilité de la dette » fait foi dans les restructurations actuelles. Elle est ardemment défendue par le FMI et les autres créanciers. Or la notion de « soutenabilité » s’inscrit parfaitement dans le système actuel, y compris pour certains dirigeants du Sud, où ce qui prime est la capacité du pays à rembourser tout en continuant à s’endetter auprès des bailleurs de fonds internationaux. S’il est évident que le critère de « légitimité de la dette » devrait primer, les créanciers y sont fermement opposés. Cela ouvrirait une véritable boîte de Pandore dont ils seraient les principaux perdant. Dans ce contexte, les notions juridiques de « dette odieuse » ou de « dette illégitime », ne seront très certainement pas acceptées par la majorité des riches créanciers ni même avancées par certains gouvernements du Sud. On se souvient notamment de l’hostilité de la Banque mondiale à la doctrine de la dette odieuse, dans un rapport intitulé « The Concept of Odious Debt : some considerations » [4]. Il en va de même pour d’autres arguments juridiques tels que l’enrichissement sans cause, le dol, l’abus de droit, l’équité, la bonne foi, etc. Concernant le lien entre la dette et les droits humains, les créanciers y restent majoritairement opposés. Cephas Lumina, Expert indépendant de l’ONU de 2008 à 2014 déclarait à ce sujet en 2009 : « les États du Nord considèrent que la problématique de la dette n’a aucun lien avec les droits humains, qu’elle est purement économique et qu’elle doit donc être traitée en dehors du Conseil des droits de l’homme et de l’Assemblée générale de l’ONU (...) Les responsables de la Banque mondiale que j’ai consultés ont des positions différentes entre eux. Certains réfutent catégoriquement l’approche basée sur les droits humains pour ne considérer que la dimension économique de la dette » [5].
Les peuples du Sud comme du Nord seraient très certainement les grands perdants. Les décisions rendues pourraient former une jurisprudence dangereuse pour les règlements de dettes souveraines à venir
Cinquième limite, le champ d’application
Sixième limite, la jurisprudence négative
Les peuples du Sud comme du Nord seraient très certainement les grands perdants. Dans le rapport de force actuel, les décisions rendues risquent de légitimer des dettes qualifiées d’« odieuses » et d’« illégitimes » par les mouvements sociaux, les autres organisations de la « société civile » ou par le gouvernement qui les mettraient en avant. Les décisions rendues pourraient former une jurisprudence dangereuse pour les règlements de dettes souveraines à venir.
Rien ne garantit le respect des décisions rendues. Rappelons-le, il est tout à fait possible pour un État de se retirer d’un Traité qu’il aurait ratifié
Septième limite, les peuples comme simples témoins de l’endettement de leur pays
Une action contre la dette suppose une compréhension du mécanisme d’endettement en tant qu’instrument de transfert des ressources financières du Sud vers le Nord, des classes populaires vers les classes dominantes. La dette doit être comprise comme un outil de domination politique sur les peuples. Il faut que les peuples prennent conscience qu’ils sont les vrais créanciers. Au Sud, la dette a déjà été remboursée plusieurs fois et le Nord ne s’est toujours pas acquitté de sa dette historique, sociale et écologique à l’égard du Sud. Au Nord, les populations souffrent tout autant du poids de la dette publique héritée du comportement irresponsable d’acteurs du secteur financier. Les institutions financières internationales n’ont pas hésité à faire payer la note aux classes populaires et à appliquer des politiques similaires aux plans d’ajustement structurel pour sauver un système financier Too big, to fail. La hausse vertigineuse de la dette publique dans les pays du Nord depuis 2008 est illégitime et doit être comprise comme tel. Pour ce faire, les campagnes dette ont un rôle important à jouer dans la conscientisation des populations, en articulant les revendications politiques avec la mise en avant d’exemples concrets de dettes illégitimes générées, (éléphants blancs, sauvetages bancaires, etc.). L’objectif étant la mobilisation populaire pour le non-paiement de la dette, la fin des conditionnalités et plus largement la mise en place d’alternatives au système capitaliste. Or, dans un tel mécanisme, il n’est pas garanti que les populations, les mouvements sociaux ou autres organisations de la société civile (OSC) aient voix au chapitre. Quand bien même ils y seraient conviés, avec quel statut ? Contraignant ou consultatif ? Quelles OSC seraient bienvenues ou écartées ? Sur quel motif ?
Huitième limite, le respect des décisions rendues
Rien ne garantit le respect des décisions rendues. Rappelons-le, il est tout à fait possible pour un État de se retirer d’un Traité qu’il aurait ratifié. Pour les institutions multilatérales, qui ne sont par ailleurs qu’un rassemblement d’État disposant d’une quote-part, celles-ci pourraient toujours faire valoir leur statut de « créancier privilégié ». Pour les créanciers privés enfin, rappelons que ni les institutions financières internationales, ni le G7 et le G20 n’ont su les contraindre à réaliser des efforts financiers, même minimes, dans le cadre du Common Debt Framework instauré en novembre 2020.
Si les 10 principes du mécanisme sont respectables, la perspective de les voir appliquer est hautement hypothétique, tant les rapports de force politiques, économiques, financiers voire institutionnels sont à ce jour (et depuis près d’un siècle) défavorables
Imposer de telles conditions à tous les créanciers est pourtant possible. Pour cela, il s’agit pour les États endettés de poser des actes unilatéraux (voir partie 4) et/ou de mettre fin au système actuel, où les règles définies par les institutions internationales et les pouvoirs financiers sont les deux faces d’une même pièce. En conséquence, si les dix principes énoncés ci-dessus sont respectables (voir point 1), la perspective de les voir appliquer stricto sensu est hautement hypothétique, tant les rapports de force politiques, économiques, financiers voire institutionnels sont à ce jour (et depuis près d’un siècle) défavorables. La prise en compte des questions de justice sociale, historique et écologique semble aussi illusoire que lointaine.
[1] En adaptant, actualisant et augmentant les arguments développés dans le document « Pourquoi l’arbitrage international ne peut pas résoudre le problème de la dette publique des pays en développement ? » rédigé par le CADTM en avril 2011, disponible à : https://www.cadtm.org/Pourquoi-l-arbitrage-international-ne-peut-pas-resoudre-le-probleme-de-la-dette
[2] https://d3n8a8pro7vhmx.cloudfront.net/eurodad/pages/523/attachments/original/1590689165/We_can_work_it_out.pdf?1590689165
[3] Voir « Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels » disponible à : https://treaties.un.org/doc/Publication/MTDSG/Volume%20I/Chapter%20IV/IV-3.fr.pdf et Traité sur la succession des États disponible à : https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXIII-2&chapter=23&clang=_fr
[4] Nehru, Vikram ; Thomas, Mark. 2008. The Concept of Odious Debt : Some Considerations. Policy Research Working Paper No. 4676. World Bank. © World Bank. https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/6825 License : CC BY 3.0 IGO.”
[5] Renaud Vivien, Cephas Lumina, « Entretien avec l’Expert indépendant de l’ONU sur la dette externe : « J’encourage tous les États à mener des audits de la dette » », 16 juin 2009. Disponible à : https://www.cadtm.org/Entretien-avec-l-Expert
[6] IMF. (2021). Issues in Restructuring of Sovereign Domestic Debt, Policy Paper No. 2021/071. Retrieved from : https://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2021/11/30/Issues-in-Restructuring-of-Domestic-Sovereign-Debt-510371
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