Ce document est le second des cinq textes qui font partie de la publication intitulée « L’impact sur le Sud des politiques financières européennes et des stratégies de coopération au développement et les alternatives possibles » élaboré dans le cadre du projet ReCommonsEurope. Depuis 2018, ce projet engage le CADTM, en collaboration avec l’association EReNSEP et le syndicat ELA, dans un travail visant à nourrir le débat sur les mesures qu’un gouvernement populaire en Europe devrait mettre en place prioritairement. Ce travail d’élaboration concerne tous les mouvements sociaux, toutes les personnes, tous les mouvements politiques qui veulent un changement radical en faveur des 99% .
Ainsi, une première phase de ce projet a abouti en 2019 avec la publication d’un « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe », qui a été signé par plus de 160 activistes, mititant·e·s politiques et chercheu-rs-ses provenant de 21 pays d’Europe. Ce manifeste publié en 4 langues (français, castillan, anglais et serbo-croate) présente les mesures les plus urgentes concernant les questions suivantes : la monnaie, les banques, la dette, le travail et les droits sociaux, la transition énergétique dans le but de construire un éco-socialisme, les droits des femmes, la santé et l’éducation, ainsi que plus largement les politiques internationales et le besoin de promouvoir des processus constituants.
Avec cette deuxième phase, nous cherchons à définir un ensemble de propositions claires que devrait mettre en œuvre un gouvernement populaire pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. A cette fin nous menons un processus d’élaboration de textes, sur la base d’un travail commun entre activistes, mititant·e·s politiques et chercheu-s-es des pays du Sud et des pays du Nord. Ce travail concerne les axes suivants : l’endettement des pays du Sud vis-à-vis des pays du Nord, les accords de libre-échange, les politiques migratoires et de gestion de frontières, le militarisme, le commerce des armes et les guerres, enfin, les politiques de réparations concernant la spoliation de biens culturels.
En plus de ce deuxième texte, nous vous invitons à lire les autres textes faisant partie de ce projet :
Mettre fin aux politiques migratoires inhumaines de l’Europe forteresse
Jour après jour, la pandémie du coronavirus est un catalyseur des inégalités à travers le monde. Ces inégalités tendent à se creuser autant au sein des pays comme entre les différents pays et régions du monde. Nous avons montré récemment dans le premier texte de cette deuxième phase « Abolir les créances illégitimes et odieuses réclamées par les pays d’Europe à des tiers et donner la priorité absolue à la garantie des droits humains », que la politique d’endettement des pays, loin de servir pour financer des services essentiels, sert comme mécanisme de domination des pays du sud par les capitaux du nord. Si on veut adresser les fortes inégalités existantes, une politique d’annulation de la dette est ainsi plus que jamais d’actualité. Il en va de même pour les relations commerciales. Celles-ci ont tout simplement remplacé les anciens rapports coloniaux, en favorisant largement les intérêts des capitaux des pays du Nord, en reproduisant les divisions productives au niveau international et en précarisant massivement les populations des pays du Sud.
Dans le contexte de la crise mondiale du capitalisme et de l’impasse des négociations multilatérales au sein de l’OMC, les gouvernements de l’Union européenne (UE) renforcent de plus en plus la dynamique d’accords commerciaux régionaux dans leurs relations avec la quasi-totalité des continents : l’Asie (Corée, Inde, pays de l’ASEAN), l’Amérique du Nord (Canada), l’Amérique du Sud (Mercosur, Pérou/Colombie/Équateur), l’Amérique centrale, le Moyen Orient (Conseil de Coopération du Golfe). Avec les différentes régions d’Afrique, l’Union européenne s’est engagée dans la négociation d’Accords de partenariat économique (APE). Avec les pays du voisinage Sud (pays de la rive Sud de la Méditerranée) et Est (Ukraine, Moldavie et États du Caucase) de l’Europe, l’Union européenne a engagé un processus de négociations d’accords dits de libre-échange déjà signés et dont on a commencé à négocier une deuxième génération. Il s’agit des accords de libre-échange complets et approfondis qui incluent une harmonisation des législations et réglementations (avec « l’acquis » juridique européen) au profit des grandes entreprises et des banques, notamment celles des pays dominants au sein de l’UE, au détriment des droits des peuples. L’UE est donc en croisade commerciale néocoloniale pour subordonner les peuples de la Périphérie aux fractions dominantes du Grand Capital européen et imposer des conditions encore plus libérales que celle obtenues au sein de l’OMC aux profits de ses entreprises capitalistes.
Le trio Banque Mondiale, FMI et OMC agit de concert pour appuyer cette guerre commerciale au bénéfice des multinationales à travers les politiques néolibérales appliquées avec zèle par la majorité des gouvernements de l’UE et les classes dominantes au Sud et les gouvernements. Ces accords s’interconnectent avec les traités/accords bilatéraux d’investissement et comportent tous des dispositifs contraignants comme le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, CIRDI, relevant du groupe de la Banque mondiale) ou entre États (mécanisme de l’OMC de règlement des différends) afin de renforcer la subordination des États aux multinationales pour garantir la rentabilité des entreprises et protéger leurs investissements au détriment des populations et de l’environnement. Ainsi, ces accords commerciaux et d’investissement néocoloniaux sont très larges et englobent pratiquement tous les domaines économiques, sociaux, politiques, culturels et environnementaux.
Ces accords visent différents objectifs qu’il est possible de regrouper en trois catégories.
D’abord, il s’agit de garantir au capital international l’accès aux nouvelles zones de profit et d’exploitation par :
Ensuite, il s’agit de protéger la position privilégiée du capital issu des économies européennes dominantes en particulier et de l’UE en général ainsi que le contrôle de la division du travail et des rapports de pouvoir, propre à la hiérarchie des chaînes globales de production par :
Enfin, il s’agit de mettre à la disposition du capital une main-d’œuvre pas chère par :
D’un côté, par ces accords de commerce et d’investissement expansionnistes, l’UE contraint les pays du Sud à ouvrir leurs frontières, leurs marchés et leurs services publics aux entreprises du centre de l’UE pour exporter des produits subventionnés sans rencontrer de barrière douanière afin de piller leurs richesses, exploiter une main d’œuvre sous-payée et rapatrier des surprofits. De l’autre, elle renforce les mécanismes de protection de ses grands capitalistes avec des normes sanitaires et alimentaires très sévères et en exigeant des clauses sociales, fiscales et environnementales contraignantes pour les importations du Sud. Ces dispositions contraignantes sont par exemple introduites dans la Politique agricole commune (PAC) pour limiter le volume des exportations vers le marché européen, surtout de produits agricoles qui entrent directement en concurrence avec ceux des pays européens.
Les effets destructeurs de ces accords de libre-échange signés avec l’UE sont déjà bien visibles dans la majorité des pays du Sud et plus particulièrement au niveau des accords de partenariat économique (APE) en Afrique subsaharienne. Ceux-ci ont mérité l’appellation « d’accords de pendaison économique » ou « accords de paupérisation économique » déjà avancée par plusieurs organisations de lutte en Afrique. On peut citer les principaux impacts comme suit :
Les principales conséquences des APE : une fragilisation des économies au niveau macroéconomique, les rendant davantage dépendantes du marché global, le transfert des coûts de la libéralisation externe sur les couches populaires, une détérioration de la production et environnement locaux, ainsi qu’un renforcement des inégalités de genre. En même temps, rendant les passages frontaliers plus difficiles, voire impossibles, les APE protègent des puissances européennes des coûts sociaux que leurs politiques néocoloniales produisent.
Il faut aussi souligner que ces accords ont un impact autoritaire dans le sens où ils renforcent les structures et pratiques de décisions non-démocratiques dans les pays du Sud. Les négociations des accords de libre-échange sont caractérisées par l’opacité ce qui ne permet aucun réel débat démocratique. Les classes dominantes des pays du Sud acceptent la majorité des dispositions de ces accords parce qu’elles coïncident avec les intérêts des grands capitalistes locaux qui tissent des liens de partenariat fructueux avec des capitalistes européens pour renforcer leur position dans les rapports de pouvoir locaux ainsi que d’accumuler des avantages et des bénéfices au détriment des peuples d’Europe et du Sud. Ces accords sont entérinés par des parlements non démocratiques qui ne représentent pas les aspirations des populations.
La gauche radicale en Europe doit collaborer très étroitement avec les mouvements sociaux et politiques radicaux dans le pays du Sud pour lutter contre cette croisade commerciale des pays impérialistes et de leurs institutions internationales (plus particulièrement le trio BM, FMI et OMC) qui augmente la concentration des richesses aux mains d’une minorité capitaliste à l’échelle mondiale. Ils doivent également allier leurs efforts pour combattre les classes dominantes du Sud qui sont le relais de cette nouvelle colonisation qui exacerbe le sous-développement et la misère des habitants. Leur objectif commun est de contribuer activement à l’arrivée au pouvoir de gouvernements révolutionnaires et populaires se basant sur de réelles institutions démocratiques à la base et sur une mobilisation populaire permanente.
Une force populaire radicale qui arrive au gouvernement dans un pays d’Europe doit entamer un processus de rupture avec la logique de l’échange inégal, injuste et anti-démocratique du commerce mondial qui implique la non-équivalence des valeurs produites et échangées et l’accentuation du sous-développement des forces productives dans le Sud entretenu par le capitalisme dans sa phase néolibérale actuelle. Cet échange a pour corollaire le système de division internationale du travail qui condamne les économies du Sud à se spécialiser dans l’exportation de quelques matières premières, produits agricoles et de pêche et à rester dépendantes aux niveaux industriel, technologique, financier, alimentaire et autres. On trouve bien ici une logique très ancienne qui cantonnait les peuples du Sud au statut de néo-colonies et d’approvisionnement des puissances mondiales. Les pays impérialistes de l’autre côté renforcent leur protectionnisme pour contrôler les volumes d’importation afin de garantir et de maximiser les profits de leurs entreprises capitalistes, et sécuriser la position dominante de « leurs » capitaux au sein des chaînes globales de production. Ils imposent l’ouverture des marchés du Sud pour qu’y pénètrent un peu plus les exportations européennes qui sont souvent subventionnées.
Une force de gauche radicale qui prétend accéder au gouvernement doit s’engager à placer les échanges commerciaux au service des aspirations populaires et à prioriser la solidarité à la place de la compétitivité. Elle doit s’engager à prendre de mesures pour éradiquer la pauvreté et la malnutrition et pour favoriser la stabilité de l’emploi au lieu de la libre mobilité de capitaux. Le but est d’unir les peuples et ne pas les attacher aux intérêts de chaque classe dominante en développant une alliance des travailleurs, des petits producteurs, paysans et des chômeurs du Sud avec les opprimés d’Europe.
Le gouvernement populaire établira des programmes d’aide à l’industrialisation des économies du Sud et à la construction d’économies locales indépendantes, autonomes, solidaires, favorisant un développement humain et démocratique endogène basé notamment sur la souveraineté alimentaire.
Un gouvernement populaire devra accorder un accès préférentiel à ses marchés pour les produits qui respectent les notions d’équité et qui viennent de petits producteurs et taxer davantage les produits d’agrobusiness et ceux enfreignant les normes sociales et environnementales. Il réactivera des réseaux de commercialisation courts et des démarches de soutien envers les petits producteurs locaux tant au Nord qu’au Sud et établira des liens directs et de confiance entre producteurs et consommateurs. Il reconnaîtra et appuiera le droit des populations à vivre dignement dans leurs territoires sans aucune agression commerciale étrangère et sans se voir contraintes à aucun type de déplacement forcé.
Le gouvernement populaire œuvrera pour développer des projets alternatifs de coopération commerciale qui répondent aux aspirations populaires en s’inspirant des argumentations et des expériences de lutte contre les accords dits de libre-échange développées par les mouvements sociaux et politiques radicaux dans les pays du Sud. L’exemple peut être donné de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique - Traité de commerce entre les Peuples) construite sur les principes de solidarité, de complémentarité, de justice et de coopération, et plaçant l’être humain au centre de ses principes et de ses pratiques.
Il prendra des mesures radicales pour briser ce mécanisme commercial international d’assujettissement et de dépossession des peuples dans le cadre d’un processus global de rupture avec le mode de production capitaliste pour une alternative écologique, féministe, socialiste et internationaliste.